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La revue Cinéscopie, est une revue trimestrielle qui s’adresse aux amateurs de cinéma : cinéphiles et cinéphages, collectionneurs, cinéastes amateurs et autres curieux.

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mercredi 5 novembre 2014

HISTOIRE - Cinéphilie - Le regard de Louis Delluc

LE REGARD DE LOUIS DELLUC
Par Jacques Richard


Jusqu’en 1914, la production cinématographique en France s’adresse d’abord à un public avide d’émotions élémentaires, celles-là même que peuvent lui procurer dans le même temps les théâtres de quartier où l’on joue le mélodrame et le vaudeville polisson. Les spectateurs entrent dans les salles obscures pour passer un bon moment et sans toujours savoir ce qu’ils vont voir. Leurs journaux habituels ne leur proposent que des annonces flatteuses rédigées d’une encre quasi publicitaire par des chroniqueurs généralement stipendiés par les maisons de production. Point de critiques dignes de ce nom, analysant librement le bon comme le moins bon et justifiant leurs conseils. Les cinémas attirent le bon peuple et apparemment cela suffit.

Louis Delluc ne mange pas de ce pain là. Venu de son Périgord natal, il est arrivé à Paris en 1903, à l’âge de treize ans. Il voulait tellement devenir écrivain que ses parents, pharmaciens aisés, se sont installés avec lui dans la capitale pour l’aider à prendre son essor. Encore lycéen, l’adolescent Louis Delluc, féru de théâtre, écrit des pièces, des poèmes, et déjà des articles dans Comoedia illustré. Il se lie avec des acteurs et plus étroitement avec la créatrice du rôle de Sygne dans L’Otage de Paul Claudel, Eve Francis qu’il finira par épouser. Réformé, Louis Delluc échappe à la mobilisation de 1914. Il continue d’aller au spectacle mais le cinéma du tout venant ne l’intéresse pas. La révélation viendra en 1915 quand Louis Delluc découvrira Sessue Hayakawa dans le film de Cecil B. DeMille Forfaiture. Choc inattendu.

« Ah, que j’ai détesté le cinéma ! Avant la guerre, je n’y allais jamais, sinon contraint et forcé, avouera Louis Delluc. Il fallut Forfaiture pour tout démolir. Je m’aperçus à la fois de la beauté insoupçonnée de cet art et de l’incompréhension vigoureuse du public (…) Presque personne ne pensa de fait à la nouveauté absolue du cinéma, art complexe, subtil, rare, puissant et rebutant (…) Le cinéma est une merveille. » Par delà les défauts de ce film, qui ne lui échappent pas, Louis Delluc devine tout ce que peut devenir l’art nouveau. Il va se vouer à sa célébration. Il sera un vrai critique de cinéma, le premier sans doute.

Colette elle aussi, dans L’Excelsior, parle parfois des films qu’elle découvre et le musicologue Émile Vuillermoz a donné dès la fin de 1916 quelques critiques de cinéma au quotidien Le Temps, Mais Delluc officie régulièrement. Il entre en scène dans l’hebdomadaire Le Film le 25 juin 1917 en analysant très longuement un film de Miller et Thomas Ince, Illusion. Encore une production américaine. Louis Delluc n’a pas fini de célébrer le cinéma d’outre-Atlantique pour la fraîcheur et la vérité que lui confèrent des hommes comme Ince, DeMille, Chaplin, Fairbanks. À partir de mai 1918 il collabore à Paris Midi où sa verve ravageuse se donne libre cours, aux dépens de quelques valeurs françaises consacrées pour leur prestige au théâtre, telle Gabrielle Robinne. On commence à craindre Delluc dont l’ironie cinglante fait des ravages. Le 14 janvier 1920 commence à paraître Le Journal du Ciné-Club dont Louis Delluc est le rédacteur en chef et où il s’exprime largement. L’hebdomadaire Cinéa lui succèdera en mai 1921 et durera un peu plus d’un an. C’est là qu’il invente le mot ‘‘cinéaste’’, rejetant ‘‘écraniste’’ que propose le théoricien du cinéma Ricciotto Canudo à qui l’on doit en revanche l’expression ‘‘septième art’’. Delluc exercera par la suite son talent dans le quotidien Bonsoir.


Louis Delluc en 1923

Il a trouvé le temps d’écrire plusieurs livres consacrés naturellement au cinéma, au regard très personnel qu’il porte sur ce qu’il tient à considérer comme un art : Cinéma et Cie en 1919, Photogénie, Charlot, La Jungle du cinéma, où sont regroupés certains de ses articles, et enfin en 1923 Drames de cinéma, recueil des scénarios qu’il a lui-même mis en scène comme on le verra plus loin. Dans toutes ses critiques éclate sa passion pour le cinéma américain et la jeunesse que celui-ci insuffle à l’art muet. Delluc a des mots durs pour les Français à qui il reproche leur mauvais goût, leurs conventions vieillottes encore marquées par le théâtre. Même Feuillade le déçoit ; il considère qu’il ne fait rien d’intéressant depuis 1914. Max Linder, lui, est salué au contraire par Delluc comme « le grand homme du cinéma français. Je l’admire. C’est lui et même lui seul qui a approché avant les autres la simplicité nécessaire au ciné. Dans l’exécution de ses films, il a approuvé une intelligence étonnante que le présent justifie. Le mouvement des scènes, la schématisation des effets et des idées et surtout la forme de ses scénarios – la plupart sont d’une drôlerie certaine et parfois d’un vif esprit – ont annoncé depuis beaucoup d’années un type exact de comédie-bouffe cinématographique qui semble encore d’avant-garde puisqu’on n’a même pas su l’imiter et encore moins le perfectionner. Max Linder est allé jusqu’à mettre au point ses acteurs. C’est phénoménal. »

En 1918 Louis Delluc repère les novateurs : Jacques de Baroncelli, Germaine Dulac, Abel Gance, Marcel L’Herbier, Jean Epstein, André Antoine, artisans d’un cinéma en devenir, mais il se montre parfois bienveillant là où l’on ne l’attend pas, par exemple lorsqu’il voit en avril 1919 La Sultane de l’amour : « Il y a un cabaret turc qui n’est pas mal. Je crois que traité à la lumière artificielle il eût pris plus de vigueur car le décor est excellent et les groupements très nets. Certains mendiants sont remarquables. Pedrelli se bat bien, mais je le préfère dans ses palais et ses robes et ses rêveries de bord de mer. Il plonge avec une espèce d’art. »

Delluc semble s’écarter du champ de la critique, mais la liberté dont il dispose lui permet de s’épancher à profusion, sur des longueurs impensables dans la presse d’aujourd’hui. Après chaque projection ce méridional disert se plait à jouer avec les mots. Rien ne lui a échappé. Il a l’acuité visuelle du lynx et la faconde de Cyrano, mais son agilité verbale, loin de s’exercer à vide, reste au service d’une pensée maîtrisée. Ce faisant, Louis Delluc établit, dans l’esprit du spectateur qui le lit, quelques évidences fondamentales qui constituent son credo.


Eve Francis dans "Fièvre"

« Le mouvement de la vie et, s’il se peut, de la vie intérieure, voilà le but d’un art véritable et prenant. Ne cherchez pas à faire grand. Ne veuillez pas faire pleurer ou seulement pleurer vous-même devant l’écran. Écoutez votre sincérité. Elle parle mieux que vous. Mais il faut reconnaître qu’elle ne parle qu’à ses heures. » Le cinéma selon Delluc doit avoir une ‘‘force physique’’ à laquelle concourt la vérité de l’image. L’art muet, comme la musique, a besoin d’un compositeur qui donne au film son mouvement, son rythme. « Le cinéma est éminemment musical » Mais Louis Delluc se garde bien de donner des conseils précis. Le langage, la grammaire du cinéma, à chacun de les découvrir.




« La technique, rien de plus facile à posséder », écrit-il en 1918. Une suggestion tout de même : « Les grands metteurs en scène se sont mis à tourner constamment pendant le travail. Je pense même qu’il conviendrait de disposer deux ou trois appareils et opérateurs, suivant la même scène avec des champs différents et tournant sans arrêt. On trouverait dans le résultat de ce multiple travail des notes extraordinaires. » Mais rien sur le découpage du scénario et les mouvements d’appareil. Delluc se borne à parler de photogénie, en donnant à ce terme un sens très large : « Disons seulement que la photogénie est la science des plans lumineux pour l’œil enregistreur du cinéma. Un être ou une chose sont plus ou moins destinés à recevoir la lumière, à lui opposer une réaction intéressante : c’est alors qu’on dit qu’ils sont ou ne sont pas photogéniques. Mais le secret de l’art muet consiste justement à les rendre photogéniques, à nuancer, à développer, à mesurer leurs tonalités. C’est une entreprise – ou un art si j’ose m’exprimer ainsi – aussi complexe que la composition musicale, » note-t-il en 1920.

La technique, si elle existe, Louis Delluc la garde pour lui et ce n’est pas à ce niveau qu’il distribue les bons points et les mauvais ; il apprécie le résultat dans sa globalité. « La vérité lyrique de votre œuvre, (il s’adresse à Ince en 1918) avec ses visages, ses bêtes, sa matière inerte, son âme lumineuse et clairvoyante, ne s’analysent pas. On ne peut les critiquer, je pense, qu’en les égalant ou en les dépassant. Plus tard, on essaiera… » Delluc lui-même va montrer de quoi il est capable, en prenant le risque de s’exposer aux critiques. Il est maintenant la cible de son propre regard.

En rédigeant plus de scénarios qu’il n’aura le temps d’en tourner, il garde présente à l’esprit cette conviction que « les maîtres de l’écran sont ceux qui parlent au grand public » et non des esthètes confidentiels. Aucun spectateur ne peut rester indifférent au scénario de La Fête espagnole que Germaine Dulac réalise en 1919, drame pathétique où deux hommes vont s’entretuer pour les beaux yeux de Soledad (Eve Francis) qui partira avec un troisième. Ce film qui finalement le déçoit donne à Louis Delluc le désir de mettre en scène lui-même les suivants : Fumée noire, tentative trop ambitieuse qu’Eve Francis interprète encore, comme toutes les autres œuvres de son mari.

Dans Le Silence (1920), monologue en images, un homme attend la femme qu’il aime mais elle arrive trop tard. Fièvre (1921) réunit dans un bar à matelots de Marseille toutes les composantes d’un fait divers sanglant et c’est la première réussite absolue de Delluc, qui doit beaucoup à son principal interprète masculin Van Daele, comparable aux grands premiers rôles américains de l’époque. Le Chemin d’Ernoa fait participer à une histoire d’amour le paysage du pays Basque, et on arrive aux deux œuvres majeures de Louis Delluc : La Femme de nulle part (1922) où l’héroïne désabusée va à la rencontre de sa jeunesse en fuite, et L’Inondation (1923) où la montée des eaux du Rhône exaspère les passions humaines. Là encore la nature se conjugue à l’action. Ce film  vient  d’être présenté  lorsque, le 22 mars 1923, Louis Delluc est emporté par la tuberculose. Il n’aura vécu que 33 ans et la mort prive le cinéma français d’un de ses créateurs les plus originaux au moment où il vient enfin d’accorder son œuvre filmique à la très haute exigence de ses écrits critiques.  ■



* Les Écrits cinématographiques de Louis Delluc ont été édités en 1986 par la Cinémathèque française. À lire également : Marcel Tariol, Louis Delluc, coll. Cinéma d’aujourd’hui, Éditions Seghers 1965.

 (Article publié dans Cinéscopie n°12 - décembre 2008)



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